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Le quart net de ma moitié
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  • Isoler des mots, les transcrire, découvrir le sens au fur et à mesure de l'écriture, c'est un peu quitter le bateau avant qu'il ne prenne l'eau, c'est jouer avec des bouts de phrases. Libre propos au quotidien, parfois pertinent et souvent impertinent .
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Le quart net de ma moitié
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10 juin 2014

L'Usine (Comédie New Wave n°10)


Ce n'est pas que nous nous prenions au sérieux. Nous étions sérieux. Comme empreint d'une gravité conforme à l'état d'esprit que nous partagions. A cette époque, nous étions en 1984, je ne me souviens pas avoir pensé une seconde à l'avenir ni nourrir un espoir particulier dans le futur. Demain semblait une illusion, une chimère parmi les chimères. Demain n'existait tout simplement pas. Le "no futur" nous collait à la peau même si le mouvement punk n'existait plus et que l'on parlait de postpunk et de new wave désormais.

 

Seul le présent nous occupait et il se nourrissait compulsivement de musiques. Quelques groupes que nous adorions semblaient commettre quelques fautes de goûts ((New Order et son approche pourtant novatrice, s'essayait même au disco) et se fourvoyaient (Echo and the Bunnymen, Modern English...) dans une démarche pompeuse et quasi symphonique, s'accommodant d'orchestres classiques pour enrober leurs mélodies qui pourtant se suffisaient à elles-même.

 

Le Domme nous avait annoncé la couleur. Il n'allait pouvoir concilier études supérieures et continuer l'expérience de groupe avec nous. Nous avions convenu d'essayer un autre guitariste dont Isidore avait oublié, et le prénom et comment la rencontre s'était opérée. Il avait un sacré bagage technique, avait du bon matos et connaissait le solfège, ce que notre chanteur abhorrait. Son approche apparu dès les premières notes comme un déni de tout ce que nous souhaitions faire. Il était sympathique et le weekend d'essai avait lieu à l'Usine, en rase campagne, où nous aimions nous retrouver pour nous immerger complètement dans un trip musical et éthylique qui pouvait se prolonger plusieurs jours.

 

Nous revisitions nos compositions binaires et spontanées avec une guitare folk qui y allait en arpèges et accords complexes... Nous savions que la partie était perdue mais une ambiance de fin d'année scolaire et de détente avaient pris le dessus, de sorte que l'insouciance et la fête régnaient plus que jamais. La répétition était décousue, notamment par le fait que de nombreux visiteurs se présentaient à l'Usine pour discuter le coup, boire un verre, vider une bouteille...

 

Nous ne savions pas encore que ce serait la dernière répétition du groupe et à vrai dire, même si nous avions dû le savoir, qui s'en serait soucié ? Benjamin allait essayer autre chose avec un autre guitariste et avec un certain Jacques, au chant. De ce nouveau groupe, on allait entendre parler, puisqu'il eut une certaine reconnaissance par après, jouant notamment au festival de Dour. Cependant, sa notoriété aurait pu s'avérer bien plus grande, mieux entouré et en d'autre temps, plus actuel. Il semblait en avance, comme précurseur, tant par l'esprit que par la démarche et était donc anachronique. Un bain de jouvence et presque d'allégresse, un chant fluet quasi juvénile quelque peu déroutant, de véritables chansons françaises dans des mélodies très abouties...mais dans une époque où le sombre dominait.

 

De son côté, Isidore restait fidèle au même état d'esprit. Il se laissait porter par le cours des évènements, nonchalant ou excessif, chantant ses textes toujours sommaires, dans un anglais approximatif ou un français souffreteux, portant sa voix sépulcrale; plagiant Ian Curtis  tant par l'attitude que par la façon de chanter; telle en était, en tout cas, sa volonté...mais avec beaucoup moins de talent. "Nobody knows me.....nobody knows you...Nobody"

 

Ils avaient fait une énième pause et la nuit était bien avancée. Ils échangeaient quelques fous rires avant de s'endormir, chacun dans son sac de couchage. C'était les moments préliminaires à l'assoupissement complet, ceux propices aux narrations de quelques anecdotes de moments mémorables déjà passés à l'Usine.

 

Ainsi, celle, où Cendrine malgré la présence assoupie à quelques mètres de son copain de l'époque, avait rejoint Isidore...telle une pitoyable comédie de boulevard avec son cocu magnifique.  Alors que la répétition s'était interrompue et que nous nous étions à peine endormis, nous avions été réveillés par les cris, ...de leurs ébats torrides, exacerbés par l'alcool et la moiteur d'un été quasi....africain !

 

Ou encore ce fameux weekend de juillet 1982, au début du groupe, où nos esprits pourtant embrumés par l'herbe, le shit et l'alcool n'avaient pu réprimer une angoisse partagée suite au départ précipité et à la disparition subite d'Alban. Ce dernier, mais nous ne l'apprîmes que plus tard, souffrait de schizophrénie et dans une crise de paranoïa s'était braqué à la suite d'un conflit avec l'un d'entre nous. Il n'avait rien trouvé de mieux que d'aller passer le reste de la nuit dans une prairie et tenir compagnie aux vaches, pour finalement revenir, la matinée suivante. La nuit lui avait-elle porté conseil ?  Il semble qu'il nourrissait inconsciemment de noirs desseins...

 

Pauvre Alban, qui ne supportait jusqu'au moindre regard qui croisait le sien. Toute communication semblait tronquée, biaisée, impossible. Il était le premier de nos claviéristes mais les instants passés en sa compagnie s'apparentaient à de la souffrance intraduisible en musique. Il n'était pas capable de sortir la moindre mélodie audible de son Korg monosonique et lorsque nous essayions, aimablement, de le lui faire remarquer, il se figeait. Bien des années plus tard, il se retrouva embrigadé dans une secte bien connue qui fini d'ailleurs par s'en débarrasser, le ramenant entre deux gardes, chez sa mère.

 

Il y a quelques d'années, il assassina cette dernière à coups de marteau et rata son suicide par défenestration. Il est désormais enfermé dans une asile psychiatrique en forêt de Soignes. L'usine n'y est pour rien, nous non plus. Mais on ne peut jamais s'empêcher de penser: quel acte, quel geste, quelle parole aurions-nous pu poser pour enrailler ce scénario morbide ? Pour influer sur le cours de l'histoire ? Pour aiguiller différemment nos trajectoires ? Pour faire de ces sombres héros des héros positifs ?

 

 

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