Montrer la voie (Comédie New wave 4)

Nous avions rendez-vous au centre-ville. Nous étions trop jeunes pour conduire une voiture de sorte que nous y convergions tous par train ou en auto-stop. Depuis le brabant wallon, cela s'apparentait souvent à un périple. Isidore ne manquait pas d'idées de sorties, lui qui était le véritable spécialiste musical de la bande, notre encyclopédie des groupes émergents. Grâce à lui, nous avions découvert toute une nouvelle scène post-punk du terroir.

Ce soir-là, nous nous rendions au concert d'Isolation Ward à la Papaye, bar exotique de la rue des bouchers. Surprenant lieu pour un concert de rock mais après-tout; à cette époque, trouver des salles tenait souvent du miracle, du parcours du combattant. Ce qui n'est heureusement plus le cas aujourd'hui, où une profusion de lieux s'offre aux groupes débutants ou expérimentés.

"Lamina Christus goes on" entonnait la chanteuse sur trois accords basiques de guitare agrémentés d'un flanger; pendant qu'Alfred distribuait les bières commandées au comptoir. Le public se serrait, le lieu étant exigu. Les morceaux se suivaient et leur côté sombre était contrabalancé par la voie légère et fluette, presque fragile de Anna, alors que la trompette y ajoutait une dimension dramatique parfois atone.

Sonia était aux anges, elle adorait le mariage de la rythmique où le couple basse/batterie structurait les compositions, qui créait une athmosphère envoûtante parfois hypnotique qu'aucun autre groupe belge ne parvint à égaler par après. Il est vrai que cette vague musicale issue de la scène Factory et des cultissimes disques du crépuscule musical, allait basculer sous l'influence de l'électronique de Front 242 et de Neon Judgement.

Les influences d'Isolation Ward - déjà le nom du groupe -rentraient piles dans le contexte des groupes que nous vénérions, une combinaison réussie de Tuxedo Moon, de New Order et de A Certain Ratio. Nous savions déjà que la semaine suivante débuterait par une visite de la strada ou de Casablanca Moon; deux disquaires indépendants chez qui nous dépensions jusqu'à la dernière pièce de notre argent de poche afin de nous procurer le dernier Bauhaus ou le nouveau Birthday Party.

Le concert terminé, nous déambulions dans les ruelles autour de la Grand-Place et, la fatigue s'en mêlant, nous finissions comme souvent dans ces pérégrinations nocturnes, par nous attabler et se goinfrer de pita gyros.

Et puis, repus et passablement éméchés,  c'était la longue remontée vers le haut de la ville, où la Porte de Namur était un bastion que nous évitions de fréquenter. Certains avaient des amis du côté du cimetière d'Ixelles, et parfois nous y aboutissions pour écluser quelques dernières bières en attendant de prendre le premier train à la gare de Etterbeek. Nous n'étions pas encore à l'Université, mais le quartier adjacent à celle-ci n'avait déjà plus de secret pour nous.

Pour d'autres, qui désiraient tout faire à pieds, c'était le gros délire du "longement" de la voie ferrée sur la ligne Bruxelles - La Hulpe - Rixensart. D'un bon pas, en évitant de se faire choper par un express, nous étions capables de faire le trajet en deux heures. Pas de détour, trajectoire quasi rectiligne en traversant la forêt de Soignes, nous "descendions" encore quelques canettes de bières en jetant ces cadavres le long du trajet et en chantant toutes gorges déployées:" In the centre of the city in the night...waiting for you !".

Gesticulant le long de la voie, voire carrément entre les deux lignes de chemin de fer, et scrutant l'horizon; nous étions à l'écoute d'un train de nuit sur le point de strier le noir abyssal et le jeu était d'attendre la dernière seconde et le sifflement de la locomotive pour sauter sur le talus ou le bas-côté.